Il manquait à l'industrie de l'informatique moderne un père fondateur. Elle adopta Charles Babbage. Avait-elle de bonnes raisons ? S'il ne réussit jamais à mener à bien ses projets de machines, ses plans avaient sans doute de quoi séduire les informaticiens d'aujourd'hui.
Pour justifier le propos, il suffisait de trouver l'occasion. En 1991, c'est chose faite. On célèbre donc, en grande pompe, le bicentenaire de la naissance de Babbage. Les grandes sociétés informatiques financent la construction de sa machine, d'après ses plans originaux, et parrainent l'exposition commémorative du Musée des sciences de Londres.
La presse salue « l'architecte de l'informatique moderne ». Et la Poste britannique le fait entrer au panthéon de la philatélie, pour 22 pence. Un jeu de quatre timbres commémore les réussites scientifiques du pays : Charles Babbage, Michael Faraday (l'électricité), dont il partage le bicentenaire, Franck Whittle (le moteur à réaction) et Robert Watson-Watt (le radar). En élevant Babbage au rang de héros national, l'industrie s'identifie ainsi ouvertement à une figure historique du siècle dernier.
Parce que trop récente, l'industrie de l'informatique sait qu'elle manque de références au passé. Dans les salles de conseil, point de ces portraits de lointains pères fondateurs veillant sur les faits et gestes de leurs descendants. Point de noble plaque, « Fondée en 1752 ». Dans notre culture où le passé a le pouvoir de légitimer le présent, Babbage a donc été reconnu comme le père de l'industrie de l'informatique moderne. Pourvue de ces lontaines racines, elle est alors devenue une industrie respectable et sûre, dotée de solides fondations. Elle a cessé d'être cette parvenue de l'industrie, à la conquête de nouveaux marchés. Prodigieux bond en arrière que celui qui nous ramène soudain à Babbage. Post hoc, ergo propter hoc : à la suite de cela, donc à cause de cela.
Car Babbage est bien le premier à inclure dans ses plans les principes d'un calculateur d'application générale. Ce ne sont pas de simples allusions, encore moins quelque imprécision codée de Nostradamus. Ce sont des centaines de plans qui détaillent les caractéristiques logiques essentielles de sa machine. En outre, une vingtaine de « livres gribouilles » retracent, sur des décennies, le cheminement de sa réflexion. Un travail précis, volumineux, qui fera rougir celui qui doute de sa renommée grandissante.
Qualifier Babbage de « pionnier de l'informatique » n'est donc pas hommage fortuit. Mais parce qu'il est le premier, on lui attribue aussi l'origine de l'ordinateur électronique moderne. On dit qu'il en est le père, le grand-père, l'aïeul, le grand ancêtre. La paternité vient ainsi renforcer cette notion de descendance ininterrompue. Comme si la lignée de l'ordinateur moderne ne pouvait se fonder que sur les seules suppositions de ces tribus généalogiques.
Exhiber Babbage et célébrer son histoire se trouve d'autres motifs. Entre autres, celui de l'échec de la réalisation pratique de ses projets. On met alors en cause l'ingénierie mécanique de l'époque victorienne parce qu'on la juge inadaptée à la tâche. L'argument est facile. N'a-t-on pas en effet tendance à dire de notre passé technologique qu'il est très sommaire ? Alors, des hautes sphères de la microélectronique moderne, on se laisse séduire par l'image d'un Babbage prisonnier de son monde de leviers et de rouages. Et l'on se prend à considérer ses plans, irréalisables dans ce contexte mécanique, comme les produits d'un génie visionnaire.
Nous avons réussi là où il a échoué. Pour réaliser ses rêves, Babbage a dû nous attendre, nous, les enfants du silicium. Nous nous sommes appropriés son génie en endossant ses échecs. Notre prétention à la supériorité devrait pourtant se garder de <• toute condescendance envers le passé », nous prévient, mais en vain, E.P. Thompson. Car seul le progrès nous a permis de supplanter les savoir-faire et les techniques passés.
Parce que les ordinateurs sont omniprésents, parce qu'ils s'imposent à nous, la résurgence de ce passé spécifique prend une valeur particulière. Si le monde de Babbage s'est très bien passé de l'ordinateur, nous, nous devons l'y intégrer. Et nous tentons alors de replacer dans un contexte familier ses prétentions à l'intelligence et sa souplesse de fonction. Comme il nous faut aussi maîtriser le paradoxe que constituent une fonction polyvalente et une conception fragile : s'il est en effet facile de modifier le programme de l'ordinateur, la moindre erreur de manipulation, même imperceptible, fait s'arrêter la machine.
Si le rôle de l'ordinateur n'était pas aujourd'hui aussi primordial, Babbage ne serait pas un héros national. L'histoire des débuts de la science victorienne ne lui consacrerait qu'une note de bas de page. Ses surprenantes représentations ne constitueraient qu'une curiosité raffinée. En réinventant les caractéristiques logiques fondamentales de l'ordinateur, les ingénieurs électroniciens des années 1940 - qui connaissaient très peu Babbage -nous ont amenés à reconnaître l'extraordinaire intuition de son travail.
La triste histoire des tentatives avortées de Babbage témoigne aussi des relations d'alors entre la science et l'homme. Aujourd'hui, la culture scientifique nous incite à tenir pour vrai en soi le contenu de la science. Le savoir scientifique est supposé « objectif » puisqu'il semble appartenir à l'objet et non au praticien. Si vous mesurez la tension de surface de l'eau et que je la mesure aussi, le résultat paraît identique et indépendant de nos différences subjectives. La science qui, à travers ses méthodes, peut accéder à la certitude, tout comme son contenu, libre de toute valeur, constituent ainsi les bases implicites de l'éducation scientifique moderne.
La séparation entre le contenu de la science et l'homme est désormais acquise. L'homme n'entre pas dans les sujets de prédilection de la science « dure », comme la physique. Lorsque je tombe d'un avion, un physicien ou un mathématicien appliqué, spécialisé en balistique ou en cinétique, s'intéresse à ma vitesse finale sous l'influence de la gravité, à ma densité ou à mon volume. Il s'intéresse à moi comme il s'intéresse à une pierre.
Ala fin des années 1820, époque où Darwin étudie la médecine à Edimbourg, la relation homme-science est tout autre. L'amalgame entre science et politique suscite de féroces polémiques. La science et ses preuves pénètrent les débats sociaux au même titre que la religion, la philosophie et la morale. Elle sert ainsi à dissocier mérite et privilège.
Aux privilèges héréditaires, aux protections et aux faveurs, on oppose la phrénologie. Les talents de chacun ne se jugent pas à la forme du crâne ; les relations sociales et les « naissances nobles » ne dotent pas automatiquement de talents supérieurs. Au capitalisme, on fournit une justification morale en recourant à la première théorie de l'évolution et à ses notions de compétition entre les espèces - la nature accordant à tous une liberté compétitive. Aujourd'hui, le débat a évolué. Il a aussi quelque peu perdu de sa charge politique. Intellectuels, artistes et écrivains ont récemment commencé à explorer les relations entre la mécanique quantique moderne et le post-modernisme.
En 1833, William Whewell crée le terme « scientifique ». Dans un essai sur la professionnalisation de la science, Jack Morell note qu'il sert alors à distinguer ceux qui explorent le monde matériel de ceux qui traitent des domaines littéraires, religieux, moraux et philosophiques. Le terme, dès l'origine, a une fonction de séparation. Quelque temps après, émerge la notion de pluralité des sciences, adoptée très vite par la première élite victorienne.
Tout ce qui est connu ou peut l'être peut se maîtriser. Être un je sais tout n'est pas encore présomptueux.
Mais à l'époque de Babbage, au moment où la science se fragmente en spécialisations, il devient inconcevable qu'un seul praticien puisse maîtriser l'ensemble du savoir scientifique. De facto, la spécialisation proscrit l'ignorance savante. Le concept d'unicité de la science vole en éclats en même temps qu'elle se développe. Science et religion s'accusent de tous les maux et se disputent le contrôle de l'ordre du monde. La géologie condamne, preuves à l'appui, les leçons de théologie naturelle sur l'âge de la terre. Les théories de l'évolution prédarwinienne viennent se dresser contre le Livre de la Genèse.
On parle aussi des miracles. S'ils gênent la science rationnelle, étant, par définition, des événements de cause inconnue, ils sont, pour la religion, les preuves manifestes de l'omnipotence divine et assurent... d'excellentes Relations Publiques.
Parce que les perturbations, les singularités et les phénomènes imprévisibles défient la rigueur des doctrines déterministes, la science se voit donc contrainte de s'attaquer aux miracles. Elle ne s'y attelle qu'en dilettante, et surtout, avec un incroyable manque d'imagination. Certains, dont Babbage, tentent, avec d'infinies précautions, d'expliquer les événements miraculeux par la théorie de la probabilité. En attribuant au terme « miraculeux » le sens de « improbable », les phénomènes sans cause évidente entrent alors dans le domaine des statistiques.
Pour Babbage, il s'agit de comparer la probabilité mathématique de survenue du miracle lui-même avec celle d'avoir, parmi les multiples dépositions recueillies, des témoignages authentiques - c'est-à-dire ni falsifiés ni erronés. Bien qu'obscur, le raisonnement aurait certainement séduit le Gradgrind de Dickens. Tenter de réduire le miracle à un nombre prouve en effet un courage manifeste ! Sur sa lancée, Babbage évalue aussi la probabilité numérique de la Résurrection : 1 sur 200 000 millions ! D'aucuns y verront peut-être une allusion à l'absurdité swiftienne Mais pour ce fervent rationaliste, il n'en est rien : les plus grandes vérités sont mathématiques et seules les preuves empiriques fournissent les bases solides de la croyance.
C'est ainsi que sa machine à différences va illustrer avec force le rôle joué par un objet dans l'histoire des idées. Après dix années de conception et de fabrication, elle ne fonctionne pas. La crédibilité de Babbage s'effrite. Pour redorer son blason, il charge son ingénieur, Joseph Clément, d'assembler une petite section de la machine à différences n° 1, à partir des centaines de pièces détachées déjà achevées.
En 1832, « la portion finie de cette machine non achevée », est exposée dans l'atelier de sa maison de Dorset Street, à Marylebone. Les samedis soirs, Babbage y reçoit l'élite sociale, littéraire et intellectuelle londonienne venue admirer les curiosités artistiques ou scientifiques. Si certains membres de ce groupe privilégié viennent dans l'espoir d'exposer leurs inventions et leurs projets au gratin de la science, de la littérature et des arts, d'autres ne se préoccupent guère de l'avancement de l'esprit. Ainsi, le géologue Charles Lyell presse-t-il Babbage d'inviter le colonel Codrington, de passage en ville, dont on dit la femme « très jolie ». Le même Lyell pousse Darwin, de retour de ses cinq années d'aventure sur le Beagle, à assister aux soirées de Babbage où il pourra y côtoyer l'intelligentsia du moment et surtout, de « jolies femmes ».
Pour divertir et instruire ce beau monde, Babbage met en scène sa machine à différences. Grâce à elle, et devant un public émerveillé, il entend réconcilier les notions d'ordre rationnel et d'événements miraculeux. La machine suit une règle simple. À chaque manœuvre de la manivelle, les nombres gravés sur les roues croissent de deux en deux. Captivés, les spectateurs voient défiler la séquence : 0,2,4, 6... Après plusieurs répétitions, la confiance gagne les invités. Tous sont capables de prédire le nombre suivant.
Et pourtant, après une centaine de répétitions, il se produit un événement remarquable. Par la simple action de la manivelle, et sans aucune intervention sur la machine elle-même, le nombre croît, non plus de 2, mais de 117. Vous voyez, dit Babbage en se retournant, pour vous, spectateurs, ce bond apparaît comme une violation de la loi, c'est-à-dire de la loi de progression de 2 en 2. Mais, avant la démonstration, j'ai programmé la machine de sorte qu'après 100 répétitions, il s'ajouterait non plus 2 mais 117. Pour moi, le programmateur, la discontinuité n'est pas une violation de la loi mais la manifestation d'une loi supérieure, connue de moi seul. Par analogie, conclut-il, les miracles de la nature ne sont pas des violations des lois naturelles, mais la manifestation d'une loi supérieure, celle de Dieu, inconnue jusqu'alors.
Les anomalies apparentes de la nature sont ainsi des discontinuités programmées. Et Dieu est un programmateur. L'argument a dû flatter et rassurer l'industrie informatique. Dieu, lui aussi, s'est initié à l'ingénierie de contrôle! Il revient régulièrement sur terre pour contrôler les déviations empiriques de son grand dessein qu'au besoin, il peut adapter. Que de telles déviations puissent compromettre la perfection divine ne semble guère troubler Babbage. Car enfin, l'empirisme ne constitue-t-il pas l'idéal suprême auquel tout homme aspire?
La machine exposée par Babbage est sans doute l'icône la plus vénérée de la préhistoire de l'informatique. Premier calculateur performant, il symbolise le début de l'ère du calcul automatique. Pour la première fois, un appareil matérialise, avec succès, la règle mathématique. Nul besoin de connaître ses fonctionnements internes ou les principes mécaniques sur lesquels il est basé. Par un simple effort physique - actionner une manivelle - on peut parvenir à des résultats utiles qui, jusqu'alors, ne s'obteriaient que mentalement. Dire que la machine « pense », comme l'a fait Lady Baron - la mère d'Ada Lovelace est irrésistiblement tentant. « Le merveilleux tissu cérébral avait été remplacé par du laiton et du fer, il (Babbage) avait appris aux rouages à penser », écrira Harry Wilmot Buxton, après la mort de Babbage en 1871.
Bien que l'on n'ait pas encore d'idées précises sur ses implications, la métaphore de l'intelligence mécanique est clairement mise en évidence. La machine de Babbage n'est pas la première machine automatique du mouvement industriel. Elle prend place aux côtés des horloges, des trains, des machines textiles et autres appareils et systèmes. En revanche, elle est exceptionnelle au regard de l'activité humaine qu'elle remplace. Les machines textiles ou les trains se substituent à une activité physique. La machine de 1832, elle, matérialise l'incursion de la mécanique dans la psychologie.
S'il maîtrise la conception J mécanique, Babbage n'entend rien à la politique. Doué pour les machines, il ne l'est guère pour les relations humaines. Préférant s'en remettre à d'autres pour la description et la promotion de son travail, il ne publie presque rien de ces années de développements brillants et détaillés de ses machines à calculer. Susceptible, fier et droit, il déteste faire sa propre publicité.
Lors de l'Exposition de 1862, alors qu'il exécute une démonstration de sa machine auprès d'un groupe d'amis, il est pris à parti par des membres du public. A deux reprises, ils l'interrogent sur les célèbres croisades qu'il mène contre les nuisances publiques, en particulier les joueurs d'orgue de Barbarie. Froissé, Babbage se tiendra dès lors en retrait de sa machine, laissant à Wilmot Buxton et à l'ingénieur William Gravatt le soin d'en organiser les futures démonstrations.
En 1833, Babbage tente, une dernière fois, de construire sa machine, et échoue. Les circonstances sont alors complexes : une dispute insoluble avec son ingénieur qui lui réclame de l'argent pour avoir déménagé de l'atelier de Lambeth à celui de chez Babbage, à l'épreuve du feu ; un manque de progrès crédibles ; des difficultés financières récurrentes.
Dans ce récit embrouillé, l'impossibilité de la réalisation technique de la machine n'est jamais invoquée pour expliquer l'arrêt du travail. Une question commence à tourmenter certains disciples de Babbage. La complexité des circonstances entourant l'abandon du projet cache-t-elle une impossibilité technique ou un défaut logique des plans de Babbage? En d'autres termes, si sa machine avait été construite, aurait-elle fonctionné? Babbage, rêveur dépourvu de sens pratique ou concepteur de génie? La question est restée ouverte plus de 150 ans.
Un concours de circonstances permit de réaliser une expérience unique qui allait peut-être y répondre. Le bicentenaire de la naissance de Babbage donna l'occasion d'une reconnaissance publique qu'un consortium de sociétés informatiques accepta de financer. Grâce aux nombreuses reliques mécaniques et archives du Musée des sciences, nous avons construit la machine à différences de Babbage n° 2, à partir des plans originaux. Longue de 3,5 mètres, haute de 2,3 mètres, elle est composée de 4000 pièces de fer coulé, de bronze et d'acier, pour un poids légèrement inférieur à 3 tonnes. L'une de ses remarquables caractéristiques réside dans un ensemble de barres d'acier disposées en hélices verticales qui tournent comme des faux tourbillonnantes.
Sa réalisation est venue couronner 6 années de projet : collecte des fonds, interprétation des plans originaux, spécification et fabrication des pièces, assemblage et ajustage. L'épopée de la construction fut digne de Babbage lui-même : problèmes pour obtenir l'argent, difficultés techniques, faillite soudaine de la société chargée de produire les pièces, et multiples courses jusqu'au bureau de poste pour envoyer les descriptions précises et les ordres de commande avant la date limite des contrats.
La machine a effectué son premier calcul complet en novembre 1991, un peu plus d'un mois avant le 200e anniversaire de sa naissance. Fonctionnant remarquablement, elle calcula avec une précision de 31 chiffres. En achevant sa machine, nous avons peut-être permis à Babbage de reposer en paix. Nous avons tenté d'effacer sa propre y épopée, restée, sans doute, l'épisode le plus douloureux de sa vie.
Car Babbage ne cessa de s'indigner du peu de considération de l'Angleterre pour la science. Il déplora longtemps l'absence d'esprit d'entreprise de son pays et l'habitude perverse des Anglais de rejeter un appareil bon pour une chose parce qu'il ne l'est pas pour une autre.
« Proposer à un Anglais un principe ou un instrument, quelle que soit ses qualités, et vous observerez que tout esprit anglais s'efforce de trouver une difficulté, un défaut, ou une quelconque invraisemblance à l'intérieur. Si vous lui parlez d'une machine à éplucher les pommes de terre, il la déclarera inutile : si vous pelez une pomme de terre devant lui, il confirmera son inutilité parce qu'elle ne peut pas découper un ananas », écrit-il en 1852.
Que Babbage se rassure. La machine construite au Musée des sciences a révélé une somptueuse pièce de sculpture mécanique. Et personne ne doute qu'elle puisse calculer avec une précision infaillible tout en découpant un ananas monté sur le mécanisme.
Les machines de Babbage
Babbage ne faisait guère confiance aux tables mathématiques imprimées, notamment celles destinées à la navigation (elles permettaient de déterminer la position des bateaux en fonction de celles des étoiles). C'est ce qui le poussa à concevoir ses machines. A cette époque, on élaborait ces tables suivant des méthodes manuelles. Les calculs eux-mêmes étaient exécutés papier et crayon en main, par ceux que l'on appelait des « calcula-teurs ». Séparés en deux groupes, ils effectuaient les mêmes calculs sans se concerter. Leurs résultats étaient ensuite comparés, corrigés, puis transcrits à la main. De là, on procédait à la composition des résultats en utilisant un caractère pour chaque chiffre. Enfin, on vérifiait une dernière fois les épreuves imprimées. Chaque étape de ce processus était laborieuse, répétitive et inévitablement soumise au risque d'erreur humaine. On en prit vraiment conscience dans les années 1820, lorsqu'on réalisa que ces tables étaient truffées de fautes.
« Plût à Dieu que ces calculs aient été exécutés par une machine à vapeur », s'exclama Babbage, en 1821, après avoir relevé d'innombrables incohérences. Ce fut alors le point de départ de ses longs - et vains - efforts consacrés à la construction de ses machines à calculer. Il en élabora deux types : les machines à différences et les machines analytiques. Les premières étaient conçues pour produire des tables mathématiques exactes. Une priorité pour les navigateurs. Officiellement, cette machine devait écarter, dans la production de ces tables imprimées, le risque d'erreur humaine. Mais idéalement, elle devait en éliminer définitivement toute source. D'une part, la machine calculerait avec une précision infaillible. D'autre part, un système de stereotypic intégré à son mécanisme imprimerait automatiquement les résultats sur des matrices, à partir desquelles seraient directement produites des plaques destinées à l'impression. Ce procédé supprimerait le risque d'erreur inhérent à la transcription et à la composition. Dans la séquence de calculs, chaque résultat tabulé dépendait de celui qui le précède. De fait, si le résultat final était correct, cela signifiait que tous les précédents l'étaient aussi. Ainsi, la machine serait capable de s'autocontrôler.
Babbage la baptisa « machine à différences » parce qu'il l'avait basée sur la méthode des différences finies111. Déjà bien connue, elle était utilisée par les calculateurs pour établir leurs tables. Elle permettait de trouver la valeur d'expressions mathématiques complexes comme les polynômes, en effectuant une addition. Ni multiplication, ni division n'étaient plus nécessaires. Un atout non négligeable, ces deux opérations étant plus difficiles à mécaniser que l'addition.
Babbage a concentré tous ses efforts sur la machine à différences n° 1, conçue en 1821. Elle devait comporter 25 000 pièces. Commencée au début des années 1820, sa fabrication s'arrêta en 1832, à la suite d'un désaccord entre Babbage et son ingénieur, Joseph Clément.
Dans la version de 1830, la machine à différences devait mettre en tableau des fonctions polynomiales de degré 6, et produire des résultats d'une précision à 16 chiffres. Au moment où sa construction fut abandonnée, quelque 12 000 pièces avaient déjà été fabriquées mais pas assemblées. La plupart furent ensuite refondues. Toutefois, environ 2000 d'entre elles servirent à assembler une petite machine de démonstration. Véritable prouesse technique pour l'époque, cet appareil fonctionne encore parfaitement aujourd'hui. Il est le premier calculateur automatique qui mécanise avec succès une règle mathématique. En se basant sur une conception simplifiée et plus élégante, Babbage élabora les plans (de 1847 à 1849) d'une machine plus perfectionnée encore : la machine à différences n° 2. Seulement 4000 pièces pour un peu moins de trois tonnes... Elle pouvait traiter des fonctions polynomiales de degré 7 et calculer avec une précision de 31 chiffres. Du vivant de Babbage, aucune tentative ne fut faite pour la construire. Ce n'est qu'en 1991 que le Musée des sciences de Londres, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Babbage, se lance dans l'entreprise. Ainsi se concrétise, pour la première fois, l'un des grands projets de Babbage.
Les machines à différences forment ce que nous appellerions aujourd'hui des calculateurs : elles comportent un ensemble fixe d'opérations arithmétiques, qui ne peut être modifié. En revanche, sa seconde grande invention, la machine analytique, est une machine d'application générale. Il en établit les bases théoriques en 1833-1834. Quatre ans plus tard, il a résolu ses caractéristiques logiques et mécaniques. Sa fonction : trouver la valeur de toute expression mathématique pour laquelle l'algorithme peut être déterminé. Bien qu'entièrement mécanique, elle contient déjà la plupart des principes des ordinateurs modernes. C'est sur cette conception révolutionnaire que repose la réputation de pionnier de l'informatique de Babbage.
La machine comportait les quatre opérations de base : multiplication, division, soustraction et addition. Elle devait être programmable à l'aide de cartes perforéesl2), dont la disposition des trous matérialisait le « programme ». Grâce aux instructions que celles-ci fournissaient, toutes les opérations pouvaient être effectuées dans n'importe quel ordre, avec des séquences de calculs de toute longueur. La machine était capable d'itération (répétition d'une même série d'opérations un nombre de fois déterminé) et de branchement conditionnel (choix d'une voie de calcul ou d'une autre en fonction du calcul à produire). Son architecture physique et logique montrait ce qu'appelait Babbage un « magasin » (mémoire) et un « moulin » séparé (processeur). La séparation de ces deux éléments est l'une des composantes déterminantes des structures électroniques actuelles, réinventée dans les années 1940. On ne dispose d'aucun dessin définitif et complet. Mais ceux que Babbage effectua à partir de 1840 représentent une version déjà aboutie de cette machine, qu'il tentera jusqu'au bout d'améliorer. Révolutionnaire et imposante, la machine analytique ne fut jamais construite, à l'exception d'une petite partie expérimentale, en cours de construction au moment de sa mort.